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Par Réjean Boivin, intervenant en soins spirituels
CSSS de Trois-Rivières
 
Il y a quelques années, en hébergement, je visitais deux hommes dans une même chambre. Leurs lits étaient disposés de telle façon qu’ils passaient le plus clair de leur temps en face à face forcé. Le plus âgé passait quelques minutes chaque jour dans son fauteuil roulant, tandis que son cadet était alité toute la journée. Le premier était sourd, l’autre était plongé dans un mutisme. La promiscuité forçait des rapports qui se limitaient à de simples échanges du regard.
 
Je passais leur donner la communion. Les deux hommes souhaitaient recevoir la communion chaque semaine, à défaut d’assister à la célébration dominicale. L’hostie partagée devenait aussi l’occasion d’échanger avec ces deux hommes isolés dans leur chambre, à l’écart du fourmillement de la vie sociale de la résidence. Le plus jeune recevait la communion dans le silence, en acquiesçant d’un signe de tête. L’autre souhait toujours prolonger ce moment dans une conversation qui pouvait ressembler à une relecture de vie. Je devais parler si fort pour me faire comprendre que le voisin se voyait dans l’obligation de tout entendre. Je devais donc toujours rester pour le moins discret de façon à ne jamais indisposer le voisin qui feignait de nous ignorer. Son mutisme pouvait quelques fois paraître une désobligeance, mais un petit rictus occasionnel venait me rassurer. Nul ne pouvait soupçonner l’absence ou la présence d’un lien entre les deux hommes.
 
Puis vint le jour où le plus âgé arriva au terme de sa vie : une pneumonie d’aspiration. Informé de la situation, je me rends tôt à son chevet. Alité, il est seul, le voisin est dans son lit, l’air passif. L’infirmière prend les signes vitaux. Elle lui dit sur un ton complaisant et une voix monocorde qu’il peut partir. Je suis heurté par tant d’indélicatesse. Après une réunion clinique matinale, je reviens dans la chambre avant le dîner. À ma grande surprise, le fils est là. Il est grand et gros comme un joueur de football. Je ne l’avais jamais vu, on se présente. À peine le temps de proposer un rituel... Nous nous inquiétons discrètement déjà d’une longue période de dyspnée. Nous lui prenons chacun une main, interloqués par l’absence soudaine de respiration. Nous nous rendons à l’évidence. Malaise. Je pars calmement aviser l’infirmière. De retour, nous sommes obligés de constater le décès. Je suggère au fils d’informer le voisin. Je vais me pencher sur lui, en anticipant secrètement une réaction d’indifférence silencieuse. Je souhaite au moins un peu de dignité à l’égard du fils endeuillé. Je lui glisse doucement que monsieur est décédé.
 
Réaction catastrophique! Quelle ne fut pas notre surprise de voir monsieur sauter dans son lit et crier son désarroi. Le cri du silence. Le cri de la reconnaissance. Le cri de l’admiration. Il parle donc1! Je fus soudain ému à en perdre contenance; le spectacle de cet homme me bouleversa profondément. Tous ces mois dans le silence, feignant le mépris, nous voilà témoins d’un homme qui restitue à son voisin toute sa reconnaissance. Je l’entends encore crier : « Je ne suis pas inquiet pour lui! » Nous devenions les deux auditeurs de l’oraison funèbre faite au défunt. Nous étions les témoins privilégiés d’un homme qui affirmait sa reconnaissance2, à ce voisin à qui il n’avait presque jamais adressé la parole. L’amitié3 entre ces deux hommes leur donnait une belle qualité de vie4. Une qualité de vie trop souvent ignorée en centre d’hébergement.
 
Ce jour-là, l’intervenant en soins spirituels s’est fait donner une bonne leçon de courage5.
 

Notes

1   GROSCLAUDE, M. (2003). « Les déments parlent donc? » Gérontologie et Société, 106(3), 129-145.

2   JOBIN, G. (2013). « Reconnaissance ». Dans Lemoine, Gaziaux et Müller. Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne (p. 1713-1722). Paris : Cerf.

3   Nous pensons ici aux travaux de Thomas de Koninck sur l’amitié (Aristote).

4   COLLAUD, T. (2013). « La qualité de vie, une notion (trop) ambiguë ». Dans Collaud,
Gay-Crosier et Burlacu (éd.) Alzheimer, une personne quoi qu’il arrive (p. 29-46). Fribourg : Academic Press Frigourg.

5   TILLICH, P. (1999). Le courage d’être. Québec : P.U.L.


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Dernière révision du contenu : le 8 mai 2023

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